Interventions aux Séminaires Babylone

Daniel HURVY - Tchekhov, l’homme de Sakhaline - 3/06/2024 - [183]

Daniel HURVY

Psychiatre, psychanalyste

Tchekhov, l’homme de Sakhaline

Discutant : Alexandre MOREL, Psychologue, psychanalyste, docteur en psychologie

Anton TCHEKHOV (1860-1904) n'a pas cultivé le secret, ni sur sa vie, ni sur son rapport à la littérature.

Mais un épisode majeur de sa vie demeure insolite et interroge. Il en a fait le récit, L'Ile de Sakhaline. C'est le plus long texte en prose qu'il ait publié, d'abord partiellement dans un journal sous le titre Notes de Sibérie en 1893, puis sous forme d'un livre. Néanmoins l'énigme persiste quand à ce qui l'a poussé en 1890 à entreprendre ce voyage très risqué et sans motif clair sinon pour se rendre compte de ce qu'était ce bagne et lieu de relégation, isolé dans le presqu'extrême orient sibérien. Et pour le faire savoir.

À la lumière de ses écrits, de sa correspondance en particulier, on peut lever le voile sur cette aventure, insensée aux yeux de tous comme aux siens (en médecin il l'a nommée, avec humour, sa mania sachalinosa) et la comprendre comme temps de maturation personnelle, de transformation identificatoire par dégagement d 'identifications paternelles, d'évolution de sa pensée et de sa vision de la société et du rôle qu'il peut et veut y jouer. Ceci se traduisant dans son écriture, en particulier théâtrale, débouchant sur ses quatre grandes pièces, que l'on désigne a posteriori comme sa tétralogie : La Mouette (1895), Oncle Vania (1897), Les Trois Sœurs (1900) et La Cerisaie (1903).

Ainsi plutôt qu'une crise dans un contexte existentiel particulier avec ses surdéterminations inconscientes et ses facteurs déclenchants, les unes et les autres peu ou pas identifiables, le voyage à Sakhaline apparaît comme mise en acte, résolue, soigneusement préparée, d'un projet personnel aussi flou qu'il est nécessaire, dans un mouvement maturatif à bas bruit, caractéristique de cet homme discret qui, pas plus que son théâtre, ne se laisse enfermer dans une définition simple, mais se situe dans un entre-deux qui n'est pas l'effet de l'indécision, de l'atermoiement, mais une position qui maintient ouverts tous les débats et partant la vie. Cette vie qui anime ses personnages, dont on sait la diversité dans la banalité, car ce sont des personnes ordinaires, et qui les fait apparaître riches de toutes les passions et de tous les sentiments humains. Quoiqu'appartenant à un monde disparu, ils nous sont familiers mais, pas plus qu'ils ne maîtrisent leurs vies, ils ne peuvent être saisis dans une définition qui les circonscrive. Familiers mais surprenants et insaisissables, comme leur créateur qui semble rêver le réel, comme le jeune Iegor de La Steppe.

Daniel HURVY

 

 

On pourra lire avec profit

  • TCHEKHOV. L’Ile de Sakhaline, Folio Classique, 2001.
  • TCHEKHOV. Vivre de mes Rêves, Lettres d’une Vie. Robert Laffont, 2016.
  • TCHEKHOV. Théâtre : La Mouette, Oncle Vania, Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Différentes éditions en français existent. Privilégier les traductions d’André MARKOWICZ et Françoise MORVAN est hautement recommandable.
  • Nombre de ses nouvelles et pas seulement les plus tardives : La Steppe, Le Duel, Le Moine Noir, Ma vie, L’Évêque, La Fiancée, La Salle N°6
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