Telle que cette vie est apparue et apparaît à Melle A et telle qu’elle la fait disparaître, à une période de mue- l’adolescence, qui s’avère souvent décisive en matière de goûts et de désirs, de passions et d’ambitions. En détaillant les lignes de fuite et lignes de suite par rapport à l’enfance, qui se sont imposées à Melle A, plus qu’elle ne les a choisi, dessinant les rails et les rets qui ont orienté les « choix » de sa vie… en deçà d’elle-même.
Il a l’ambition d’une traduction de l’étrange sur-normativité que Melle A donne à sa mystérieuse conduite. Normopathie en regard du sens contraire à ses appétits, faux-self qu’elle oppose au monde, dont elle prend à cet âge charnière différemment conscience (désenchantement après l’innocence infantile).
Il vise de même à remettre en doute la légende que Melle A finit par se construire. Et à laquelle bon nombre de proches et beaucoup trop de médecins adhèrent platement. Sans compter quelques sociologues farouchement opposés à la psychologie et aux neurosciences.
Derrière la conduite… la personnalité et le monde intérieur, tellement plus intenses et éclairants que la façade-carapace défensive des symptômes ; derrière cette étrange « maladie » qui n’en est pas une, l’affection auto-immune d’un sujet qui semble ne pas aimer sa chair et la rejette pour se respecter un peu. Et dont les cris de rage pour éviter une vie trop minuscule à ses yeux la dévorent de l’intérieur.
C’est ainsi qu’avec Melle A c’est tout le champ de la psychopathologie de l’adolescent qui est revisité, tant sa symptomatologie protéiforme et polymorphe renvoie à des structurations de personnalité et à des gestions de la régulation émotionnelle diverses.
Cette biographie psychique existentielle, cette entreprise phénoménologique, émane plus de l’intuition et donc de l’affect que des résultats d’un ou de plusieurs des opérateurs cognitifs de l’intelligence, elle est une tentative de se saisir face à la massivité de ce qui est montré et démontré par Mlle A, des données immédiates tant de la conscience, que de celles de l’inconscient, via l’émotion et la corporéité.
Prendre à cœur et à corps le parti pris de Mlle A… avant que de le déconstruire ; rêver et penser avant que réfléchir, Melle A nous semble être la meilleure chose à lui transmettre. Enfermée dans ses limites ontologiques, Mlle A n’apprend que dans la constriction- destruction de son être ; elle devra goûter à l’art de l’évasion si elle veut que sa vie ne soit pas qu’une existence, c’est-à-dire la constatation d’une soumission… si elle veut trouver une façon de vivre sans obéir à un maitre intérieur. C’est cet « art existentiel » qui lui permettra de dépasser cette terreur d’être et de se re-créer et non de platement guérir.
C’est pourquoi il sera dans cet essai moins question d’alimentation que d’aimantation.
On y parlera essentiellement d’affect et d’émotions, d’appétence et d’esquive jusqu’au refus obstiné sans pour autant verser dans le négativisme, d’Eros combattu et d’impatience amoureuse pour la mort, de mythologie et de fiction de la femme-modèle, de saintes en extase et de maladie a-sexuellement transmise, de communauté de détresse et de conflit de loyauté parents-enfants, de vide intérieur en regard-miroir et écho d’un vide antérieur- extérieur…
Et aussi et inversement, de mémoire blessée et de fatalité de répétition d’un complexe traumatique, de tératologie érotique et l’absence d’érotaurisation, d’Antigone et de Sissi revisitées…
Bref de tout et de rien, de vie et de mort d’une passion triste car solitaire où le sujet creuse en soi, à la force décuplée de sa rage, le vide de ses désirs déçus, le trou de l’abyme où il verse corps et âme.
Et aussi et encore ;
Du remède à la mélancolie qui creuse, vide et aliène Melle A : un amour absolu, exigeant, non partageable, exclusif, impossible car voulu sans calcul, sans « à charge de revanche », totalement gratuit ; Celui qu’elle se désespère de n’avoir pas connu et dont elle a la nostalgie, celui qui serait marqué du sceau du don et de l’authenticité ; Celui vrai, chaud, réel, qui lui est indispensable pour qu’elle ne reste plus à la merci d’elle-même, instrument et objet d’un destin qu’elle n’a pas choisi, et qui sans intervention extérieure, se déroulera implacable, dans une illusion de liberté, et dans le déni massif des conséquences majeures que les enchainements-aliénations successifs(ves) provoquent.
« Nous avons affaire à une forme de Dasein (existence) dont le monde endosse de plus en plus la forme du vide ou du trou et dont la forme globale ne peut être décrite que comme être vide ou être-trou. Et assurément, il appartient à l’essence du Dasein comme être-trou qu’il puisse être vécu aussi bien comme vide que comme être-limité ou être-comprimé ou être- capturé, ou encore comme nostalgie de la liberté (…). Au sein du monde propre comme le monde de la chair enfin, nous avons trouvé l’être limité ou oppressé comme être-gros, les barrières ou écrans comme couches de graisse, contre lesquelles le Dasein, comme contre les murs, cogne avec les poings, le vide comme être-sourd, – bête, – vieux et – détestable, et même-mort, la nostalgie de liberté comme vouloir être mince, le soi comme simple boyau destiné à un remplissage matériel puis à un nouveau désemplissage ».
Ludwig Bingswanger ; à propos de Elle West ; Préface de Philippe Veysset. Trad de « Ellen West ou le pourtour ».
« Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense. » 1
« Je ne peins pas l’être, je peins le passage. » 2
« J’aime les os, pas les nerfs, les muscles. Au moyen âge, on faisait les jambes toutes minces, et puis soudain voilà Rubens qui fait les jambes énormes. Devant Mme Hartmann par Auguste Renoir, je suis à genoux devant cette peinture, c’est comme un ballon soufflé, mou, moelleux, bête. Cette grosseur de ces femmes ça me donne l’impression de maladie plutôt que de santé … Je veux peindre ce qui n’est pas là comme si c’était là. »3
- Pablo Ruitz Picasso.
- Auguste Renoir.
- Vieira da Silva, in Schneider, P. « Dialogues du Louvre », Denoël, 1960.