Richard ZREHEN
Philosophe, éditeur
Raymond Chandler. Portrait d’un détective en adolescence
L'occasion est bonne d'essayer de faire reconnaître un mérite à Chandler qu'on ne lui reconnaît que rarement : celui d'être un romancier européen et métaphysique qui a su produire un étonnant analogue moderne des grands récits médiévaux (Roman de la rose, cycle du roi Arthur, par ex.), travaillant le même fonds pulsionnel dans une distribution inédite - hors de son site " nature ", hors de ses cadres de référence - et qui a réussi à donné une nouvelle forme à une vieille mythologie.
Né en 1888 aux Etats-Unis dans une famille de Quakers, mais éduqué en Angleterre (grec et latin, français et allemand), R. Chandler n'est pas l'un des représentants très doués de l'école " dur à cuire " des romanciers policiers américains, comme se plaisent à le dire les amateurs innocents du genre policier (cf. Mespled, par exemple, dans le dossier attaché) : ayant appris l'argot américain comme une langue étrangère, il a délibérément produit une représentation stylisée des bas-fonds et, dans sa correspondance, il lui arrive souvent de s'étonner que des intellectuels sérieux (ceux qui écrivent dans Partisan Review, par exemple), puissent le classer dans les auteurs " réalistes ", faisant autant œuvre de romancier que de sociologue ; que ces intellectuels ne soient pas sensibles à la "dimension parodique de son œuvre ".
Dashiell Hammett, à qui Chandler reconnaît le mérite d'avoir inventé le roman noir, communiste avéré, dont le héros anonyme est très proche de l'idée que l'on se fait d'un agitateur du Guépéou de la grande époque (son œuvre ne se résume pas à son chef d'œuvre,
Le faucon maltais, publié en 1939, dans lequel apparaît Samuel Spade, le détective cynique auquel tous les autres seraient comparés), traumatisé par les scènes de violence sociale auxquelles il a assisté quand il était employé de l'agence de sécurité Pinkerton, serait plutôt un auteur tragique.
R. Chandler serait plutôt un existentialiste chrétien, proche à plusieurs égards de Kierkegaard et son héros, Philip Marlowe (qui ne peut porter par hasard le nom d'un mauvais garçon qui était aussi un poète élizabethain), sortirait du Stade du séducteur pour tenter de devenir un chevalier de la foi.
Mais Chandler vient après Kierkegaard ; il a fait la guerre, il en est revenu ; il a épousé une femme de 18 ans plus âgée que lui et n'a pas eu d'enfant ; il est alcoolique comme seuls savent l'être les irlandais : il ne boit que du whisky ; et c'est la Dépression de 29 qui l'arraché au monde des affaires (il était cadre dirigeant dans le Pétrole) pour le jeter dans l'univers des Pulp, ces petits magazines imprimés sur du mauvais papier et qui ont un public de passionnés, peu lettrés mais sensibles aux éventuels trucages.
Marlowe a passé le stade du Séducteur, mais accablé par une grâce lourde sans représentation d'une fin, défendant la justice et l'équité au milieu de la corruption - qui est le lot des mortels - il ne peut pas grandir: prendre de la distance, faire la part des choses, avoir des aventures, se marier, avoir des enfants. Le devoir l'en empêche.
C'est en ce sens qu'il est un adolescent, notion qui reste à élaborer plutôt du côté de Kierkegaard et des romantiques : plus que de plaisir/déplaisir, trop de sur-moi et non pas trop peu.
A cet égard, on ne dira jamais assez combien Humphrey Bogart a fait de mal à la vérité du personnage de Marlowe tout en lui donnant une existence considérable : passant de The Big Sleep, le livre, à The Big Sleep, le film d'Howard Hawks de 45 (1e version) et de 46 (2e version), Marlowe devient un séducteur grisonnant et sentimental, parvenu à un point de son existence où il peut tomber amoureux de l'aînée des soeurs Sternwood (interprétée par Lauren Bacall, qu'il vient d'épouser) et envisager de faire sa vie avec elle...
De même, le plus beau et le plus ambitieux des romans de Chandler, The Long Goodbye (au titre si freudien), scandaleusement tronçonné par Gallimard pendant 50 ans et publié sous le nom de " Sur un air de Navaja", bien qu'assez joliment porté à l'écran par Robert Altman en 1973 (Elliott Gould joue Marlowe) passe à côté de l'essentiel, l'incroyable force (et la nature étrange) de l'amitié qui lie Marlowe à Terry Lennox.
Pour mémoire
- The Big Sleep
- Farewell My Lovely
- The High Window
- The Lady in the Lake
- The Little Sister
- The Long Goodbye
- Play-Back.
Chandler a également publié une dizaine de nouvelles policières (certaines ont été" cannibalisées ", selon ses propres termes, par les grands romans publiés postérieurement), et un récit de science-fiction (La porte de bronze), ainsi que de nombreux articles de journaux et magazines (le plus célèbre étant The Simple Art of Murder, publié par the Atlantic Monthly en 1949) et des poèmes (dont il n'était pas très satisfait).
Des lettres de Chandler ont été publiées par 10-18 dans les années 70. Chandler a également participé à l'écriture de plusieurs scénarios, dont Strangers in a Train (Hitchcock, avec Farley Granger et Ruth Roman), The Blue Dahlia (George Marshall, avec Alan Ladd et Veronica Lake, Double Indemnity (Billy Wilder, avec Fred MacMurray et Barbara Stanwyck), And Now Tomorrow (Irving Pichel, avec Alan Ladd et Loretta Young).
Au cinéma (disp. en DVD)
The Big Sleep (1945-1946), Howard Hawks, Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Charles Waldron.
Murder My Sweet (Farewell My Lovely, 1944), Edward Dmytrik, Dick Powell, Claire Trevor, Mike Mazurki.
Lady in the Lake (1946), Robert Montgomery, Jayne Meadows.
Farewell My Lovely (1975), Dick Richards, Robert Mitchum, Charlotte Rampling.
The Long Goodbye (1973), Robert Altman, Elliott Gould, Nina Van Pallandt. <<R. Chandler.doc>>