Le séminaire Babel 20 ans après…
A André GREEN
Pr Maurice CORCOS
Le séminaire Babel Psychanalyse et Littérature a 20 ans : la fin du début et le début de la fin de l’adolescence… comme dans Les Trois mousquetaires de Dumas.
Au cours de ces vingt années, deux débats d’importance, passionnés et parfois même houleux, ont fait se confronter écrivains, historiens de l’art, psychiatres et psychanalystes. D’emblée, notre sentiment fut que l’œuvre littéraire pouvait nous faciliter l’abord de certaines conceptions psychopathologiques, et non qu’un texte psychanalytique pouvait rendre plus accessible une œuvre artistique. Il s’agissait bien de questionner l’œuvre littéraire de certains, fruit singulier de leur expérience au monde, non pour débusquer leur fantasme et l’interpréter, mais bien pour prendre conseil… et parfois note. Et il fut des textes où la douleur ou la beauté étaient tellement violentes, que c’aurait été un blasphème et une hérésie de tenter d’en faire l’analyse. Mais nous dûmes convenir qu’il y avait un surcroît de plaisir, y compris esthétique, dans le parti pris forcément partiel et surtout partial, d’éclairer une œuvre par une autre.
Le premier débat portait sur la question de la genèse de la création littéraire dont Freud soulignait qu’elle était inalysable , ce qui n’a pas empêché nombre de psychanalystes de s’acharner à le faire... et lui le premier. Derrière cette question, sans cesse ressassée, se cachent en fait deux autres questions autrement plus délicates, celles de l’existence de l’inconscient [fantasme-fantaisie-imaginaire] et celle de la perversion [suspicion-critique-subversion].
Créer n’est-il que se souvenir , mais alors de qui ou de quoi se souvient-on ?… Qu’est-ce qui fait trace ? Ou bien plutôt créer n’est-il pas être appelé à témoigner et alors par qui ou par quoi sommes-nous rêvés, parlés et donc écrits ?
Et tout de suite vient la question attenante : à qui, à quoi pensait, rêvait… De qui ou de quoi se souvenait celui, celle, ceux, qui nous ont créés ? Question clinique si il en est… de quel désir sommes-nous nés ?
L’œuvre d’art résulte-t-elle de l’organisation fantasmatique du sujet ? Ce serait gravement confondre fantasme, fantaisie et imaginaire - ou plus profondément tire-t-elle sa source des éprouvés originaires inorganisés, impulsés par le corps ? Ne faut-il pas ainsi distinguer une littérature des idées et une littérature des sensations et donc différencier l’écrivain de l’auteur ?
Peut-être ? Mais rien n’est pur, tout se mixte et se mélange comme disait Hyde au Docteur Jekyll, et la création littéraire serait alors un « rêve éveillé » qui répondrait parfois à un en-deçà du rêve, un ombilic, qui serait « le songe de la mémoire ». Plus simplement n’est-il pas évident que c’est moins l’œil qui perçoit, que la mémoire qui dicte. La mémoire du désir, satisfait mais perdu, ou éternellement manqué, frustré. Une mémoire conservatrice et protectrice donc mensongère que l’artiste torturerait perversement pour qu’elle lui livre les secrets de son origine. L’inconscient porte la mémoire comme l’eau d’une mare les nénuphars chez Monet, Bergson et Proust, une mémoire plus ou moins marécageuse de soi et des autres… de leur présence comme de leur absence pour nous.
Nous avons donc, comme vous pouvez le constater, beaucoup tourné autour de la multiplicité des facteurs à l’origine de l’acte créateur. Et il nous a semblé que, parfois, bien en-deçà du « triomphe de la spiritualité sur le témoignage des sens » , la création renvoyait à des états d’absence, d’éprouvés hors sens, où adossés au néant (cum nihilo) - fût-il un petit néant personnel dérisoire - l’écriture soutenait le sujet qui se désorganise. Indécrottables psychiatres donc !
Mais que peut-on bien halluciner… rêver peut-être, dans ces moments d’absence d’a-perception du monde extérieur au profit du monde interne ? Quand l’œil écoute la mémoire, la mémoire sollicitée par le désir !
Le second débat portait sur l’intérêt pour la pratique clinique d’une psychanalyse « appliquée » à la littérature, sachant qu’une grande partie de l’œuvre freudienne a été initiée ou inspirée par les arts et singulièrement la littérature. Sigmund Freud, dont l’écriture est tout sauf scientifique et objective, estimait que le romancier a toujours précédé l’homme de science, et reçut à la fin de sa vie, juste retour des choses, le prix « Goethe » pour son œuvre. En quelques mots, ce que nous avons appris c’est, que le silence absolu face à une œuvre ou un symptôme est une erreur et que l’interprétation verbale appliquée à l’une comme à l’autre est acte de création, plus que d’élucidation, qu’elle devait épouser les mouvements psychiques du sujet [la musicalité de l’œuvre] dans la façon qu’il a eu et qu’il a encore de « se raconter l’histoire », plutôt que d’espérer délivrer une vérité illusoire : Parlons, parlons : le silence ne nous sied pas puisque nous avons été crées à l’image du Verbe. Parlons, parlons : puisqu’en nous parle la pensée divine, la pensée désincarnée de l’âme. » Constantin Cavafy.
Attention, nous n’avons pas mésestimé cette donnée essentielle qui est notre réponse à Freud (« rendre les armes »), qu’en effet, nous arrivions devant l’œuvre d’art ou la symptomatologie « armé » de notre « métapsychologie portative » et que celle-ci visait peut-être moins à la comprendre qu’à la réduire. C’est toute la question de la dialectique surface/profondeur… Est-ce la beauté qui nous intéresse ou seulement sa représentation ?… Ou, plus profondément, la beauté - œuvre de dieu ou du diable - ne fait-elle pas si peur… qu’il faille immédiatement la circonscrire ? Mais puisque nous parlons de beauté… parlons de jalousie (des psys pour les artistes) ! Et la jalousie - cette envie impérieuse de dire son entendement, sa lecture, son interprétation -, n’est ni plus ni moins qu’un besoin de faire l’exégèse de sa passion. Pourquoi ne serait-elle que folie raisonnante ? Pourquoi ne pourrait-elle pas, elle aussi, être une poétique, c’est-à-dire « produire de l’imprévisible » ou, en termes analytiques, sublimer la raison, c’est-à-dire substituer au symbolique - par trop réifié - une poétique.
Alors et en définitive, nous nous en sommes remis à Sternberg : « L’art est un sphinx : la beauté du sphinx, c’est que c’est vous qui devez interpréter… Quand vous avez trouvé une interprétation vous êtes guéri (…) l’erreur des gens c’est qu’ils croient que le sphinx ne peut donner qu’une réponse exacte. En réalité, il en donne cent, mille, ou peut-être aucune… l’interprétation ne nous donne sans doute pas la vérité, mais l’exercice d’interpréter nous sauve »… Et avec lui nous enchérissons sur cette donnée… mais, cette fois, dans notre pratique clinique quotidienne : le symptôme est un récit contraint (biologiquement, psychologiquement, et sociologiquement) mais il n’est pas qu’un récit (simple narrativité), il est l’apprentissage d’un idiolecte babélien. Citons ici un romancier italien, Gesualdo Bufalino , qui exprime bien la nécessité d’une disponibilité à l’écoute de la polyphonie interne d’un être humain plutôt qu’à sa seule investigation symptomatique : « Me voilà face à une jeune fille de Babel où cent langues faisaient un bruit ensemble, l’une venant de ses sens qui étaient indomptables, une autre de son intellect, cupide et ardent, une autre de sa vanité, une autre de son orgueil, une autre de sa peur ». Que cet être soit une femme… la seule à résister encore aux catégorisations, n’est certainement pas le fruit du hasard. On ne dira jamais assez ce que les enfants et les adolescents doivent aux Emma… Eckstein ou Bovary… en matière d’éducation sexuelle et littéraire, elles qui savaient que la chair et non la peau est ce qu’il y a de plus profond… surtout quand elle se fait verbe.
Ceci posé, nous gardons au fond de nous cette idée centrale… Adultes ayant perdu innocence et insouciance… ; en jargon psychanalytique nos capacités de refoulement stabilisatrices du moi de la période de latence… ; nous ne pouvons plus vivre et éprouver « corps et âme » la beauté du monde naissant - que nous faisions naître sous nos yeux - nous avons besoin de le comprendre, c’est-à-dire de le maîtriser. Voilà pourquoi éprouvons-nous peut être le besoin d’édifier face à elle… une tour.
La métaphore de la tour de Babel s’accorde bien à l’essence de notre travail auprès des patients, mais aussi à ce qui a pu être à l’origine de notre choix professionnel si ce n’est de notre vocation. La Tour de Babel contient en effet tous les livres, même ceux non écrits… des livres adolescents qui communiquent entre eux dans un commentaire infini de l’être, dans lequel nous sommes tous engagés à exprimer notre voix. Giuseppe Pontiggia , comparait la littérature à un jeu d’échec : « un immense patrimoine sans cesse remis à jour ». La psychanalyse n’est-elle pas souvent elle-même un jeu d’échec et ne sommes-nous pas nombreux à être reconnaissants à certains psychanalystes d’avoir pu nous aider à accoucher de quelques images, puis de souvent trop nombreuses paroles, et parfois de quelques lignes, si ce n’est d’un livre - demandez à Georges Perec et Georges Bataille ?
Nous sommes tous des êtres de fiction et notre vie a été un (bon ou mauvais) roman, car nous nous sommes construits tous imaginairement et ce, dès l’enfance, avec tout le sérieux qui caractérise l’esprit d’enfance et lui fait prendre toute chose au pied de la lettre. Notre enfance fut un temps béni et non un lieu-sanctuaire, un âge d’or et non un paradis perdu, sans angoisse et sans ennui… mais un petit peu après, la lecture n’a-t-elle pas sauvé beaucoup d’entre nous lorsque, ayant grandi, ils eurent besoin de calmer leurs angoisses et de tolérer leur ennui ? Nous avons aimé être effrayés par certains textes car ils disaient en les contenant les affres de notre monde interne. D’autres nous firent ouvrir et fermer les yeux devant l’abject et la barbarie, tous deux humains… trop humains.
Nous avons aussi parfois pu nourrir nos pauvres petits souvenirs d’enfance par nos lectures qui, pour certains comme Pierre Michon , ont constitué alors une véritable « bibliothèque neuronale ».
Nous nous souvenons tous et reparcourons certaines œuvres qui nous furent d’un grand secours à l’adolescence. Et ce, même si la connaissance de nous qu’elle nous délivrait n’était qu’illusoire, qu’elle ne visait en définitive qu’à corriger des réalités frustrantes, décevantes, ou blessantes par des satisfactions imaginaires… dans la continuité des jeux de l’enfance.
Lire a permis à certains d’entre nous, adolescents, de refuser d’être uniquement porteurs d’une histoire, en nous permettant de nous raconter des histoires, de se faire la lecture puisqu’on ne nous la faisait plus… puisque nous n’étions plus guidés par une voix qui « chantait dans son propre son le livre de notre enfance » ). Ce sont ces certains-là qui suivent à la trace dans les villes modernes des personnages qui n’ont jamais existés… Bloom dans Dublin, l’étranger dans Alger, le narrateur à Balbec.
Nous avons, grâce à la littérature, pu donner mille représentations à la mort que nous ne pouvions et ne pensions pas penser autrement, et la lecture nous a aidés à combler l’absence de l’autre, et à contenir l’absence de sens de certaines tragédies, accrochés à l’illusion quand le réel défaille. Les mots furent pour nous des « êtres vivants » et certains personnages ont longtemps pu se réfugier dans notre esprit et y mener une autre vie que celle qui nous était imposée. Ils devinrent qui ? des modèles, qui ? des compagnons, qui ? surtout des frères et des doubles, des alter ego, car leur vie, nous l’avions déjà vécue et ce qu’ils voyaient et nous disaient, nous l’avions déjà vu et déjà su et ainsi d’avoir beaucoup lu, nous avons pu essayer d’écrire pour retrouver notre mémoire.
Il y eut donc des livres qui, adolescents, nous ont sauvés sans nous convertir, en nous faisant découvrir un arrière-pays où pouvoir nous retrancher sans nous annuler - la psychanalyse a pu aussi nous faire connaître cet arrière-pays -, en transformant nos mauvais objets en objets esthétiques, au-delà de la peur et du silence… mais jamais au-delà de l’éthique. En ce sens, comme le rappelait Emmanuel Levinas, le livre a été et demeure « une modalité de notre être ». Enfin, comme le soulignait Marcel Proust , qui peut-être parlait de nous tous, alléchés par l’association de ses deux termes psychanalyse et littérature : « Il est certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques ». Les neurasthéniques souffrent de réminiscences qu’ils transforment en symptômes, les artistes ont ce don de pouvoir écrire, « ce talent qui est une sorte de mémoire ».
Indiquant donc à tous ceux, mus par la passion de comprendre et doués de l’art de traduire, et qui, dans les années futures, voudront bien intervenir au séminaire, et aux auditeurs qu’ils ne manqueront pas de réenchanter, que celui-ci est ouvert et dynamique, qu’il est un lieu d’échange et de partage, en un mot un forum, et qu’il est appelé à se méfier à la fois des interprétations psychanalytiques plaquées qu’on appliquerait à une œuvre et à son auteur, alors qu’elle et lui ne pourraient plus se défendre, et d’une sacralisation de l’œuvre artistique, qui ne serait qu’une autre forme de mise à mort de la parole écrite. En d’autres termes, nous n’acceptons pas le dogme aujourd’hui si répandu d’une clôture entre l’art et le savoir, le poétique et le scientifique et plus profondément entre le sacré et la raison.
La mort du chien des Baskerville pour Nabokov, celle de Lucien de Rubempré pour Oscar Wilde furent des drames personnels. La disparition d’Emma Bovary nous laisse aujourd’hui encore inconsolables.
Nota bene : Le séminaire a lieu une fois par mois (le 1er lundi à 20 heures 30) à l’IMM. Contact pour recevoir le programme : corinne.dugre-lebigre@imm.fr
Maurice Corcos
1 Psychanalyste, Chef de service du département de psychiatrie de l'adolescent et de l'adulte jeune à l'Institut mutualiste Montsouris (Paris) et professeur de psychiatrie infanto-juvénile, Université René Descartes-Paris 5.
2 « Devant la question de l’écrivain d’imagination – Dichter – l’analyse doit malheureusement rendre les armes ». Freud S. : « Délire et rêve » dans la Gradiva de Jensen. Gallimard 1978
3 « This is the equivalent or remembering », « ceci est l’équivalent du souvenir », Donald Woods Winnicott, “Fear of breakdown”.
4 Proust M. : « Sur la lecture ». Coll. Librio. 2001.
5 Bufalino G. : « Argos aveugle ». Ed. Bernard de Fallois 2002
6 Le Jardin des Hespérides. Corti. 1996.
7 « Le roi vient quand il veut : propos sur la littérature ». Albin Michel. 2007.
8 Perec G. : « La vie mode d’emploi ». Romans(s). Hachette 1986
9 Ibid op.cité